Rôle et Leadership

RÔLES

SERIE : Analyse Transactionnelle et Sciences Humaines.

  Berne et le cas du Leadership.

Ce texte a été initialement publié sur le site de l’Ifat  www.ifat.net où il figure sous la rubrique AT et Sciences Humaines / archives


L’objectif de cette rubrique est de replacer les concepts théoriques berniens au sein de la famille des sciences humaines, et si possible de dégager les originalités, de  décrire les apports, de mentionner les liens et de dresser des parallèles.

1-Berne et les organisations

Eric Berne n’était pas d’abord un spécialiste des organisations. Son expérience en la matière se limitait à des expériences de consultant dans des hôpitaux et à une observation attentive des groupes qu’il conduisait comme thérapeute. En revanche, la lecture de son livre sur le sujet suggère une culture historique vaste et profonde. Sur le cas du leadership il nourrit son exposé de nombreux exemples d’Assurbanipal à Napoléon et d’Aristote à Tocqueville….

 Contrairement au développement des concepts cliniques,  Berne n’a pas véritablement forgé de concepts originaux pour la science des organisations. Cependant, il en a réinterprété beaucoup, en utilisant les apports de la philosophie, de la science politique, de la sociologie, ou de la psycho-sociologie. Après Berne, l’intervention transactionnaliste a connu deux périodes : durant quinze ans (1970-1985), elle s’est centrée sur les personnes (membres ou managers) en utilisant  des concepts identiques à ceux utilisés dans les groupes thérapeutiques, avec des limites consistant à s’abstenir d’intervenir sur les pathologies ou sur le scénario des personnes concernées. Ensuite, quand les concepts propres aux organisations ont été mieux partagés, des interventions plus structurellement organisationnelles se sont faites jour. C’est à la rencontre de ces deux approches que se situe le travail avec les leaders.

2-Retour sur les sciences humaines : les sciences de l’organisation.

De tous les apports possibles nous n’en retiendrons ici que deux, les sciences de l’organisation et la philosophie/sociologie politique.

L’apport des sciences de l’organisation.

La littérature scientifique concentre son approche sur  trois  domaines :

-    le domaine des caractéristiques personnelles, ou psychologiques, à partir d’études de cas le plus souvent tirées de la vie des « grands leaders » qui ont marqué de leur réussite la vie de leur organisation. C’est ainsi que des dizaines (et plus probablement des centaines) de livres font état de caractéristiques particulières qui vont de la capacité du leader à communiquer une vision à l’intelligence des situations complexes. Bien entendu, la possession, sinon la maîtrise de ces longues listes de qualités demeure un idéal rarement accessible.
-    Le domaine du style de leadership : de nombreux auteurs des années 50 à 70 (Likert, Mac Gregor, Blake et Mouton) ont insisté sur le fait que certains styles de commandement, en particulier les styles participatifs ou démocratiques étaient plus efficaces que d’autres.
-    Le domaine de l’adaptation : à partir d’une critique de la théorie des styles, les théoriciens de l’approche contingente (Fiedler, Hersey et Blanchard) ont montré que c’était moins le style qui importait que sa bonne adéquation à la situation du de l’organisation ou aux circonstances extérieures ou encore à la maturité des membres du groupe à diriger.

 Enfin lorsque la question du leadership a commencé à se poser comme une question pratique au sein des organisations, et spécialement des entreprises, un autre débat s’est fait jour, qui a dépassé le cadre de la recherche scientifique pour irriguer le public des grandes organisations: convient-il de considérer le leadership comme une « science » qui ne s’applique qu’à un petit nombre de personnes, soit parce qu’elles occupent des positions à la tête d’organisations de taille conséquente soit parce qu’elles manifestent de manière visible des qualités  exceptionnelles, ou bien doit-on considérer que tout membre du groupe possède en lui-même des « ressources de leadership » qu’il convient de développer et de laisser s’épanouir ? On voit bien que la réponse à cette question n’est pas tant d’ordre scientifique que philosophique ou idéologique.  On retrouvera plus bas cette question lorsque nous aborderons le leadership chez Berne.

3-Le Leader bernien.

 Dans la mesure où Berne cherche ses exemples dans l’histoire,  il est conduit à privilégier le rôle du leader plutôt que de s’intéresser à ses caractéristiques. Il mentionne certes que celui-ci est doté de qualités exceptionnelles, et qu’il devrait idéalement réunir les caractéristiques du leadership responsable (l’autorité conférée par la légitimité institutionnelle), du leadership effectif (la capacité à diriger), et du leadership psychologique (l’influence sur l’esprit des membres).
 Mais il a tendance à se concentrer sur la capacité du leader à gérer de manière la plus appropriée les frontières et la culture de l’organisation ainsi que la possibilité institutionnelle, renforcée par une capacité personnelle, à utiliser un système de sanctions et de récompenses, et cela, énonce-t-il, « de manière irréversible ». On pourrait dire que d’une certaine manière Berne a tendance à « dé-psychologiser » le leadership pour se concentrer sur son rôle et ses missions. A ses yeux, l’une des principales pathologies des organisations et de groupes réside bien dans l’incapacité du leader responsable à remplir ce rôle.  
 Ajoutons enfin que cette conception du leader l’aide à formuler des hypothèses sur la création de la culture des organisations : le leader primal, le fondateur du groupe ou de l’organisation, s’il a bien rempli son rôle et s’il possède effectivement les caractéristiques exceptionnelles dont il parle, devient un façonneur et un transmetteur de la culture, en particulier au travers du souvenir, de l’histoire qui s’écrit après sa mort, quand les évènements auxquels il a contribué acquièrent valeur de mythe, et que sa personne est honorée comme fondateur que Berne appelle un Evèhmère.
 
4. Retour sur les sciences humaines : la sociologie et la philosophie.

C’est entre les deux guerres, au moment où Berne forme sa propre pensée, que Max Weber développe ses idées sur le charisme du chef. Comme Berne, il retient de nombreux exemples dans l’Histoire pour illustrer le fait que le charisme constitue un élément important de la structuration sociale. Si Weber voit bien la dimension problématique d’un charisme politique qui peut mener à des formes subjectives et « césaristes » de l’exercice du pouvoir, il juge néanmoins que cela est préférable à un anonymat sans visage où la responsabilité politique se camouflerait derrière l’organisation toute puissante. Pour lui, ce charisme est lié au caractère personnel et extra-ordinaire, extra-quotidien du chef. En même temps il dresse une typologie des origines du charisme, qui soutiennent en quelque sorte sa légitimité :
•    La tradition, qui fonde le caractère normatif de la domination sur l’expérience, les usages et la sagesse des anciens.
•    La rationalité qui engendre des règles justifiables et explicables en droit.
•    La croyance dans les qualités exceptionnelles des dirigeants, qui suscitent un attachement émotionnel chez les membres de l’organisation.

 Plus récemment, Jean-Claude Monod, qui enseigne la philosophie à l’Ecole Normale Supérieure de Paris, a poursuivi la réflexion de Max Weber. Il note très justement que les théoriciens du pouvoir et de l’autorité ont voulu sortir le leadership de la sphère familiale et plus
spécialement de la conception phallocentrique qui semblait lui donner son assise. Certes les soubresauts politiques de la première moitié du XXème siècle (avènement du stalinisme, des fascismes et du nazisme) ont semblé avoir durablement éloigné la réflexion politique d’une forme de pouvoir charismatique discréditée par ces régimes. Monod indique également que la disparition (provisoire ?) des « petits chefs » dans les organisations n’a fait qu’ouvrir la voie aux effets pervers d’une « responsabilisation » d’un salarié-entrepreneur-de-lui-même, en permanence soumis aux exigences de son « autonomie », et de son « implication » dans un « accomplissement de soi » qui constituent autant d’étapes sur le chemin de la « performance » et de la culpabilité. Ainsi la disqualification du « chef distant et tyrannique » aurait certes conduit à un « affaiblissement de la culture de l’autorité », mais au prix d’ « un empiètement sur la surface de vie privée, (d’un) effacement de la frontière du travail et du non-travail, (et d’) une introjection psychologique de contraintes autrefois assumées par l’autorité elle-même ». Monod suggère plutôt d’en revenir à un leadership  désintriqué de la figure du père , mais doué d’un charisme de fondation, de libération et de justice qui seul a la capacité de faire exister une « figure, personne ou source à laquelle on peut se fier, à laquelle on peut accorder confiance… ». Au passage, Monod suggère que cette restauration du charisme permettrait d’éviter à la fois le risque d’anonymat des organisations tentaculaires et oppressantes et l’angoisse d’une société totalement dépourvue d’autorité.

 5. Actualité de Berne sur le leadership.

Il est clair que la conception bernienne du leader le situe du côté du charisme. Son leader primal, devenu Evèhmère pour les générations suivantes, manifeste les caractéristiques du charisme de fondation mentionné par Monod. De même, sa distinction entre leader responsable, leader effectif et leader psychologique rappelle fortement les sources weberiennes de la légitimité du charisme. Berne ne manque d’ailleurs pas de rappeler que ces trois types de leadership « peuvent » se trouver réunies chez un même individu.

 Au total, cette mise en perspective des idées de Berne sur le leadership nous montre une très forte actualité de sa pensée au regard des problématiques actuelles. Le rôle et la fonction du leader le placent en quelque sorte en clef de voûte, que ce soit par rapport à la culture organisationnelle et à son évolution, ou par rapport à la régulation des forces dynamiques internes ou externes pour faire en sorte que l’organisation réponde à son objet, c’est-à-dire mette en œuvre son activité.

 A ce titre, ces idées constituent un ancrage pour les interventions des Analystes Transactionnels, en particulier pour rappeler qu’un leader est une personne réelle qui a une relation réelle avec les membres de son groupe ou de son organisation, et qui prend la responsabilité, et le risque, de focaliser sur sa personne leurs besoins et leurs craintes et d’exiger que les buts du groupe et de l’organisation soient poursuivis. Si ce n’est pas le cas, le groupe ou l’organisation deviennent anomiques, les liens se dissolvent, la culpabilité survient au travers de la « performance internalisée », et la recherche des boucs émissaires constitue un mode habituel de résolution des difficultés.





Le leadership selon Berne : le rôle plutôt que la personne.


Cet article a été initialement publié dans le N° 130 des Actualités en Analyse transactionnelle, en Avril 2009.


Dans son introduction à Structure et Dynamique des Organisations et des Groupes, Eric Berne cite le cas de ce « technicien » capable de dépanner une chaudière d’un seul coup de marteau. Il y voit comme la métaphore de l’analyste transactionnel dans son travail avec les groupes.
 Ce à quoi son compatriote, l’écrivain américain Mark Twain lui répondait par avance : « Si votre seul outil est un marteau, pour vous tous les problèmes ressembleront à des clous ».
Bien entendu, la métaphore, sous ses deux registres, est caricaturale. Mais elle illustre bien les ambiguïtés et les difficultés que rencontrent les auteurs et les praticiens du leadership : les leaders sont-ils innés ou se « fabriquent-ils » ? Faut-il avoir, comme l’Evhémère de Berne, des qualités tout à fait exceptionnelles, ou peut-on patiemment apprendre à devenir un leader ? Au sein d’une organisation, tout un chacun peut-il, à son niveau, aspirer à devenir un leader (fût-ce un « leader à faible rayon d’action ») ou bien les leaders restent-ils au fond des exceptions ? En quoi la réflexion de Berne nous-aide-t-elle et en quoi est-elle inachevée ?
Berne a énoncé une théorie assez originale du leadership. Mais en quoi diffère-t-elle des théories et recherches dominantes sur le sujet ? D’où lui venaient ses idées? Quelles conséquences les analystes transactionnels d’aujourd’hui doivent-ils en tirer ?

1/  Eric Berne : une idée conception originale du leadership.
 
 La première idée originale c’est l’articulation du leadership et de la culture (le canon) au sein du concept d’autorité. Ce lien n’est certes pas unique, mais il demeure assez rare dans la littérature consacrée aux organisations. Il demeure tout à fait central, et c’est sans doute un point d’appui fort pour les analystes transactionnels.

La seconde idée renforce cette légitimité fondée sur l’autorité en indiquant que le critère ultime, la présomption irréfragable de l’existence du leadership, c’est « la responsabilité et le droit de sanctionner et récompenser, et …la capacité à agir [de ce point de vue de sanctionner et de récompenser] irrévocablement ». Pour se faire mieux comprendre encore (et là Berne y va un peu fort !), il mentionne que dans l’histoire « les grands leaders ont toujours été capable de tuer ou d’être tués ».

La troisième idée insiste sur le fait que c’est bien le leader qui a l’influence la plus évidente et la plus profonde sur le devenir de l’organisation, et qu’à ce titre « un changement relativement petit dans la structure organisationnelle majeure (centrale) [sous-entendu : à l’intérieur de la zone de leadership] peut produire de plus profonds effets qu’un renouvellement complet de la structure individuelle (atomique) ». Berne souligne aussi qu’il est plus efficace pour le leader d’être seul que de partager son autorité à l’intérieur de la zone de leadership, et par voie de conséquence que c’est par « une modification de son imago de groupe [qu’] aura donc [lieu] le plus grand impact sur l’évolution de la structure privée du groupe. Ainsi, le travail avec le leader est l’arme la plus puissante dans la thérapie des groupes en difficulté».

La quatrième idée, qui en réalité constitue une conséquence des précédentes, est que Berne fonctionnalise et « dé-psychologise » le leadership. Qu’est-ce à dire ?  La plupart des auteurs contemporains s’attachent à identifier une série de qualités personnelles (traits de personnalité, compétences psychologiques ou sociales, background culturel, etc…) propres à favoriser l’exercice du leadership . D’autres, de plus en plus nombreux, mettent en cause le concept de leadership d’un seul pour prôner un « leadership réparti » entre l’ensemble des membres de l’organisation. Berne au contraire défend l’idée d’un leader incontournable, si possible unique, et remplissant trois fonctions qu’il juge indispensables : celles de leader responsable, de leader effectif et de leader psychologique. Le concept de leader responsable et celui de leader effectif renvoient tous les deux clairement à l’autorité du groupe , le premier en lien avec la partie « Constitution et Lois » du Canon, le second avec la partie Culture Technique ; la notion de leader psychologique est plus transversale et se réfère à la fois à la Culture (au travers de l’« Etiquette » et du « Caractère » du groupe) et au travail du groupe (au travers de la gestion du processus et de l’appartenance).

2/ D’où Berne tire-t-il ses idées sur le leadership ?

Autant que l’on puisse le savoir à partir de ses écrits et de ce que l’on sait de sa vie, ces idées ont des sources variées :
  • D’abord un modèle de leadership médical clairement assumé (et ce malgré quelques tentatives pour le mettre à l’épreuve en particulier dans ses expériences de partage du pouvoir entre staff et patients à l’hôpital).  
  • Ensuite une vaste culture historique, qui lui inspire d’assez nombreux exemples, en particulier dans son livre sur les groupes et les organisations. 
  • Une pratique intensive des groupes de thérapie, dans une position incontestée de leadership. 
  • Quelques expériences limitées de consulting, en particulier en milieu hospitalier. 
  • Une situation expérimentale plus ou moins provoquée au sein d’un groupe qui s’adonne habituellement au spiritisme et auquel Berne avait semble-t-il réussi à se faire inviter. De cette situation quelque peu exotique et difficilement transposable, il tirera des pages éblouissantes sur la théorie des groupes.  

3. Quelles  conséquences pour l’analyste transactionnel d’organisations ?

La première conséquence est l’absolue nécessité pour l’analyste d’avoir accès au leader, celui qui a « une influence déterminante sur le devenir de l’organisation ou du groupe ». Et cette première conséquence entraîne une vraie difficulté : dans nos expériences, l’accès au « véritable » leader (responsable, effectif et psychologique) n’est pas toujours aisée ; il existe quantité d’exemples où nous, analystes transactionnels, avons été plus ou moins contraints de conclure notre contrat triangulaire avec un « kagemusha », une ombre portée du « vrai leader ». Dans certain cas il s’agit d’un responsable administratif précisément chargé de conclure ce type de contrat avec l’extérieur, dans d’autres cas d’un responsable de formation, dans d’autres cas encore d’un adjoint plus ou moins technique : bref, les bureaucraties modernes, surtout lorsqu’elles atteignent une certaine taille, sont particulièrement expertes à « protéger » leurs leaders de telles expositions. Les bureaucraties plus ou moins fonctionnelles sont  certes aptes à conclure des contrats d’affaires, mais elles n’ont pas d’autorité réelle sur l’activité ni le devenir des membres qui font l’objet explicite du contrat. Cet accès au leadership est d’autant plus difficile qu’il n’est pas toujours évident de le localiser dans une structure importante : il peut s’agir du responsable situé deux niveaux au dessus du leader effectif et prétendument responsable, il peut aussi s’agir d’un responsable agissant au sein d’une organisation dite « matricielle » (autrement dit à plusieurs leaders responsables) et géographiquement éloigné de la « cible » proposée au consultant. Il importe donc que l’analyste transactionnel ne cède pas trop facilement devant cette opacité que lui oppose l’organisation. C’est sa fonction, son honneur et quelquefois sa difficulté que de remonter au pouvoir de décision, et à ne pas s’engager dans un contrat dans lequel cet accès lui serait manifestement fermé.

 La seconde conséquence est d’avoir à travailler à plusieurs niveaux : le leadership et ses multiples avatars, mais également les membres, l’appareil administratif ; il s’agit donc presque toujours  d’une intervention systémique portant sur une pluralité de fonctions et de niveaux. A noter à ce propos que la distinction que fait Berne des trois types de leadership n’implique pas que cette séparation existe partout. Dans la phase de diagnostic il importe donc de ne pas la créer artificiellement, et si elle existe, il semble important de comprendre si elle entraîne, ou pas, une pathologie organisationnelle. Au sein d’une organisation à laquelle nous avons été amené à conduire une action de conseil, le leader responsable (le Directeur Général, mis en place par le Conseil d’administration) se situait sur une ligne de changement politique et gestionnaire, à laquelle résistait fortement un leader effectif et psychologique, porteur d’une légitimité historique et d’une expertise reconnue dans cette structure ; ses équipes le considéraient comme un rempart contre les « fureurs réformatrices » du DG. Les choses en étaient venues à une telle extrémité, en particulier avec une mobilisation en sous-main de l’appareil par le leader effectif et psychologique, que cette cohabitation prolongée menaçait clairement la survie de l’institution. L’ »agitation », au sens bernien, était alors à son comble. Un travail de plus de six mois au sein de la zone de leadership (dont faisaient partie naturellement les deux leaders concernés, mais aussi le Conseil d’administration) et d’une partie des membres a été nécessaire pour réunifier enfin le leadership autour du Directeur Général ; comme le postulait Berne, cela a naturellement impliqué « des changements limités dans le leadership » qui ont effectivement produit « de plus profonds effets » que tout autre renouvellement.
Cette vision systémique est d’ailleurs bien mise en lumière par Berne lorsqu’il indique que l’accès au leadership n’est pas tout et que  « c’est toujours une solution de facilité pour un psychiatre consultant en dynamique de groupes que de suggérer que le leader a besoin d’une psychothérapie personnelle, mais cela revient simplement à avouer qu’il a brûlé toutes ses munitions en ce qui concerne ses connaissances en dynamique des groupes ». Toutefois, en dehors de cette mention précise, Berne ne donne pas beaucoup d’indications sur le travail au sein même de la zone de  leadership.

Enfin, troisième conséquence,  Berne nous invite à une vigilance toute particulière aux points de contact entre la zone de leadership et la zone des membres. Il vise par là à réguler autant que faire se peut l’agitation toujours latente dans le cas d’un changement institué. Les notations de notre collègue Madeleine Laugeri sur le changement émergent et le changement programmé et les concepts de Lapassade sur l’«institué » et l’«instituant » sont ici d’une toute particulière pertinence et utilité. On pourrait même soutenir que dans bien des cas, l’analyste transactionnel est convoqué par l’organisation-cliente dans ce rôle de passeur entre la zone du leadership et la zone des membres. Cela implique naturellement qu’il soit aussi à l’aise dans l’une que dans l’autre.

Conclusion

Au total, Berne, comme souvent, aura ouvert des voies fructueuses. Sa croyance était que l’autorité s’incarnait dans un leadership unifié, mais son expérience le conduisait à constater que ce leadership était souvent divisé. Il se proposait d’agir en priorité sur l’imago que le leader avait du groupe ou de l’organisation, mais il reconnaissait que cette intervention portait avant tout sur le rôle et que l’intervenant ne saurait faire la thérapie du leader.
Il a bien décrit les organisations complexes (il faut dire qu’à cet égard l’hôpital ne manque pas de constituer un modèle de choix !), mais il n’en a pas tiré tourtes les conséquences systémiques, bien que sa connaissance des travaux de Bateson eût pu l’y autoriser.
 Ainsi, notre tâche d’analystes d’aujourd’hui consiste bien à ne pas transiger sur l’importance à accorder au leadership conformément à l’apport de Berne et à poursuivre son analyse au travers d’apports systémiques qui le complètent fort heureusement. 

L’ANALYSTE TRANSACTIONNEL, LES RÔLES ET L’ORGANISATION 

 

Cet article a été initialement publié dans le N° 143 des Actualités en Analyse Transactionnelle en Juillet 2012

 

INTRODUCTION

 

Présente dès l’origine dans l’œuvre de Berne, la théorie des rôles est au cœur de la psychiatrie sociale, des interactions inter-individuelles et des processus organisationnels. Pourtant, elle n’a pas connu la riche destinée d’autres concepts berniens. Ce déficit de notoriété peut s’expliquer de plusieurs manières : absence de schéma diagrammé, largeur du champ couvert par le concept, à cheval sur plusieurs autres concepts berniens, difficultés d’utilisation… Pour autant, à intervalles réguliers, certains auteurs viennent approfondir cette notion de rôle. Il nous semble que ce concept permet par ailleurs de dépasser certaines difficultés et certaines contradictions liées à l’intervention transactionnaliste au sein des organisations et de proposer un cadre unificateur (une typologie des rôles) à l’intérieur duquel opérer.. Enfin, la question du rôle comme analyseur et symptôme de la pathologie organisationnelle, et aussi comme vecteur de l’intervention transactionnaliste en organisation découle logiquement des points qui précèdent.

 

En préambule, il nous semble cependant utile de mettre en évidence deux risques qui peuvent affecter notre compréhension ou notre intervention dans les organisations. Le premier concerne l’hyper-psychologisation et le second se manifeste sous la forme d’une hyper-réification des concepts.

 

Le risque de l’hyper-psychologisation et le trop peu d’appartenance. 

Dans son article sur “L’homme hyper moderne[1]”, notre regrettée Brigitte Rubbers, indique que l’on est passé en une ou deux décennies d’une société de trop d’appartenance, dans laquelle le poids des familles des institutions et de la société pesaient sur le développement et sur l’épanouissement des personnes, à une société dans laquelle l’individu se comporte comme s’il n’était relié à aucun ensemble collectif. Citant Marcel Gauchet[2], elle nous alerte sur le fait que « l’homme contemporain aurait en propre d’être le premier à vivre en ignorant qu’il vit en société. » Elle nous montre aussi comment le délitement de certains lieux de socialisation (la famille, les collectifs de travail...) prive les individus de cette verticalité qui les relie à leurs aïeux, et de cette solidarité qui les unit à leurs pairs. La volonté croissante de maîtrise (des émotions, des conflits, des carrières) fait naître des individus de plus en plus insensibles à leur propre subjectivité et à l’importance structurante des conflits (sociaux, interpersonnels ou psychiques). Du coup, la victimisation devient un mode d’être, la demande de solutions immédiates  une revendication légitime. Ce refus des contraintes ne se conçoit que dans un auto-référencement qui signe plus un développement incontrôlé des narcissismes qu’un accès à l’autonomie “objectif obligé des psychothérapeutes, des familles, des travailleurs sociaux.[3]”. En conclusion de son article, Rubbers indique que nous pourrions  devenir « complices de ces évolutions par peur du conflit ou par méconnaissance de leur influence sur le psychisme. » On voit là que l’hyperindividualisme, l’affaissement des groupes d’appartenance et une demande croissante de règles, parfois complaisamment écoutée par le législateur, se donnent en quelque sorte la main pour dénier une dimension symbolique jusqu’alors créatrice d’apprentissages féconds.

 

Le risque de l’hyper-réification des concepts.

Dans son approche des organisations, l’analyse transactionnelle s’est laissée enfermer dans une autre impasse. Celle-ci pourrait s’énoncer comme suit : d’un côté, l’analyse transactionnelle permet, autorise et rend possible une compréhension rapide tant des phénomènes intra-psychiques des individus que des phénomènes relationnels entre les personnes. Au risque du raccourci, on pourrait dire que cette autorisation a donné lieu, dès les années soixante dix, à une grande popularité de l’A.T.. Des formations brèves ont été dispensées à des populations larges, des ouvrages dits “grand public”, ont été publiés, orientés principalement sur la description des Etats du Moi fonctionnels, sur les différents types de transactions et sur les jeux dans leur dimension essentiellement sociale (bénéfice social interne et bénéfice social externe). Cela présentait le risque de susciter des vocations intempestives (d’analyse et d’interventions ”sauvages”) que la brièveté des interventions dans ces contextes rend particulièrement dangereuses. Les nouveaux convertis n’ont pas manqué de jouer abondamment à “Psychiatrie”, étiquetant publiquement, qui son chef, qui ses collègues, qui son conjoint ou les autres membres de sa famille. Bien entendu, il s’agissait là d’un dévoiement et d’un effet induit, mais qui ont contribué à créer une réticence à l’utilisation de l’analyse transactionnelle dans les milieux de l’entreprise à partir de la fin des années quatre-vingts. D’un autre côté, les analystes transactionnels de la génération suivante ont eu à cœur d’intégrer les apports de Berne issus de ses réflexions sur les groupes et les organisations[4]. Du coup, leurs analyses et interventions se sont centrées plus ouvertement sur la dynamique des groupes (jeux sur les frontières, positionnement par rapport au leadership), sur une appréhension plus fine des fonctions (zones des membres, catégorisation des leadership), ainsi que sur l’histoire de l’institution (évhémère, culture du groupe).  Cependant, cette nouvelle approche, pour féconde qu’elle ait été, n’était pas non plus exempte de risques. Le principal nous semble avoir été une certaine réification des concepts, qui sont rapidement passés d’hypothèses de travail fécondes au statut d’outils qui seraient dotés d’une vie et d’une puissance autonome. Cette conception a du coup conduit à négliger tout l’apport du substrat psycho-dynamique bien présent dans le travail de Berne, en particulier sa référence à un inconscient groupal, pour parler comme René Kaës[5]. Cette réification des concepts en outils a permis l’élaboration de schémas et de matrices, quelquefois assez sophistiqués. Ceci a eu pour effet induit de faire prendre la carte pour le territoire[6]. Cet effacement des aspects psycho-dynamiques de la théorie bernienne a du coup rendu beaucoup plus difficile l’articulation théorique et pratique des aspects plus personnels (nous pensons en particulier au concept de bénéfice psychologique interne ou externe des jeux, ou à celui de reconnaissance) et des aspects groupaux (par exemple les jeux “éligibles “ au sein d’une culture donnée). Cette oscillation entre, d’un côté, une psychologisation peu productive dans le contexte de l’organisation et, de l’autre, une représentation figée de la réalité organisationnelle nous paraît témoigner d’une réflexion insuffisante sur la nature des concepts berniens et sur les conséquences induites par leur représentation graphique. Dans les deux cas, l’intervention risque de conduire à une impasse. On pourrait d’ailleurs parler de double impasse si l’intervenant fait le choix d’opérer simultanément sur les deux registres, en explorant les zones personnelles sans posséder les moyens (en particulier de contrat et de suivi) à la hauteur de cette exploration, et en représentant la réalité de façon à laisser penser que l’”outil” puissant, comme il est quelquefois énoncé, constituera le principal vecteur d’une solution possible.

Il s’agira donc ici de proposer, au travers de l’exposition du concept de rôle, un enrichissement théorique qui permette en outre d’éviter les pièges décrits plus haut et de sortir de cette double impasse. Il vise, d’une part, à mettre à distance les aspects personnels, principalement les aspects intra-psychiques, ainsi que les aspects communicationnels comme les jeux provoqués par les choix personnels d’avancée du scénario. Cette mise à distance s’impose en particulier lorsqu’un malentendu viendrait à proposer comme objet principal de l’intervention les dysfonctionnements organisationnels provoqués par ces aspects personnels. Mais il vise également à réaffirmer la place prise par les personnes, au travers des rôles qu’ils tiennent, dans la solution des problèmes de l’organisation. Cette place nous semble doublement féconde : elle donne aux personnes la prééminence sur les "outils" et sur une cartographie arbitraire de la réalité de l’organisation ; et elle propose aux acteurs d’intégrer les différents niveaux de rôles dans l’ici-et-maintenant de la vie (efficacité, éthique etc.) de l’organisation.      

 

Comme le concept de rôle est abondamment représenté dans la littérature transactionnelle, nous en rappellerons dans une première partie les différentes facettes au travers des auteurs qui les ont élaborées. Dans une seconde partie, nous proposerons une typologie des rôles qui tienne compte en même temps des apports de ces auteurs et d’une intervention possible sur la réalité des organisations. Enfin, dans une troisième partie, nous reviendrons sur la place que peut prendre le concept de rôle comme analyseur des pathologies organisationnelles et comme remède à celles-ci.

 

L’UTISATION DES RÔLES EN A.T. : UNE REVUE DE LA THEORIE

 

1.     Berne et la Persona

 

Dans Analyse Transactionnelle et Psychothérapie[7], Berne indique que la persona constitue la manière dont une personne souhaite se présenter à autrui. Il emprunte cette idée à Jung, qui y voit, par analogie avec le masque que portaient les acteurs grecs, « ce dispositif d’adaptation au monde que nous développons dans nos rapports avec lui »[8]. C’est une nécessaire protection du moi, à la frontière entre l’individu et l’être social, entre le sujet et le monde. C’est sans doute pour cette raison que Berne[9] nous invite à respecter la persona, ou le masque présenté par notre interlocuteur, lorsque nous prenons contact avec lui au sein de l’organisation. Il s’agit en quelque sorte de reconnaître par là que le rôle qu’il nous donne à voir possède une validité qu’il ne s’agit pas de mettre en question ou du moins pas directement. A ce stade, les rapports entre rôle et persona sont encore assez mal différenciés[10]. Ce ne sera que plus tard, dans Structure et Dynamique des Organisations et des Groupes[11], qu’il les réunira dans la structure publique, les rôles occupant plus particulièrement la structure organisationnelle, la persona la structure individuelle. Il ira même à ce stade jusqu’à indiquer que les rôles sont eux-mêmes émetteurs et récepteurs de transactions spécifiques, d’ailleurs liés à l’activité, qu’il nomme « transactions d’affaires ou de travail[12] ».

 

2.     Steve Karpman et les rôles dans le  triangle dramatique :

 

Le triangle de Karpman est bien connu des analystes transactionnels comme alternative à l’emploi de la formule J de Berne pour analyser les jeux. Il implique également que l’entrée dans le triangle dramatique entraîne un enchaînement dans lequel les protagonistes occupent successivement tous les rôles[13].

Mais, à l’origine, Karpman avait d’abord conçu ces rôles comme les personnages-clés d’un drame, ou d’un conte de fées. C’est aujourd’hui un aspect un peu méconnu du concept inventé par Karpman que l’utilisation prioritaire qu’il entendait en faire pour analyser le déroulement du scénario[14]. En ce sens, il pouvait s’agir de rôles choisis, assez proches de la persona bernienne. Mais il pouvait aussi s’agir de rôles attribués (par exemple par la mère qui raconte le conte en question).

 

3    Barnes et le losange dramatique

 

Barnes est le premier à avoir eu une perception du rôle comme concept unifiant, reliant les niveaux des positions, des relations, de l’activité. Dans son article[15] sur les rôles de caractère, il rappelle que Berne rapproche effectivement le concept de rôle de la persona jungienne, et aussi qu’il stabilise la position existentielle; et que « c’est à partir de cette attitude que la personne entame les transactions inhérentes à son rôle. »[16] Il mentionne aussi le fait que Berne ne se limitait d’ailleurs pas aux trois rôles de Persécuteur, Sauveteur et Victime. Par exemple dans l’analyse des jeux, il est fréquent qu’il introduise des rôles plus diversifiés, adaptés à la situation: par exemple la Poire, ou le Pourvoyeur, dans le jeu de l’”alcoolique”.

A partir du constat fait par Karpman qu’ »une fois entré dans le triangle, chacun des protagonistes en assume tous les rôles[17] », Barnes en vient à considérer que cela n’est possible que parce que chacun de nous porte simultanément les trois rôles, mais à des niveaux distincts, social, psychologique et existentiel. Ainsi un rôle social nous est-il “attribué” par nos parents à la naissance, un rôle psychologique est-il “assumé” par l’enfant qui commence à maîtriser les interactions (et à les manipuler au moyen des sentiments-parasites) et un rôle existentiel est-il “choisi” exprimant nos attitudes et nos croyances. En diagrammant sous la forme d’un losange les trois rôles dans leur positionnement existentiel, psychologique et social, Barnes suggère que l’on peut également diagrammer simultanément trois types de transactions entre les interlocuteurs, l’un au niveau social, le second au niveau psychologique et le troisième au niveau existentiel. Il fournit plusieurs exemples d’utilisation de ce dispositif en thérapie et indique que « le conseiller en entreprises peut avoir intérêt à connaître le losange dramatique de ses clients... » Il suggère donc que le fait de substituer à l’analyse des relations entre les personnes représentées par leurs Etats du Moi une analyse de ces mêmes relations représentées par leurs rôles, social, psychologique ou existentiel « favorise les relations, améliore le travail en commun et élimine les compétitions superflues ».

 

   4.  Crespelle et les rôles institués

 

Alain Crespelle a écrit l’un des articles les plus intéressants et les plus pénétrants sur la théorie des rôles dans les organisations[18]. Il part en effet du constat que les relations au sein des organisations comportent une « épreuve de performance » qui constitue un « enjeu institué » (par exemple un Projet). Pour lui, les transactions ne recouvrent que tout à fait partiellement les échanges autour de cet enjeu. Il cite à ce propos le sociologue Jean Stoetzel, pour lequel « les relations interpersonnelles ne se produisent pas entre inconnus se rencontrant dans le désert... elles ont pour cadre des institutions et elles sont elles-mêmes très étroitement dépendantes de la culture particulière où elles apparaissent ». Il distingue fortement l’”enjeu institué”, lié à un Projet, de l’enjeu existentiel, lié aux soifs fondamentales, et qui s’exprime en termes d’acceptation, de reconnaissance ou de rejet. Dans le Projet inhérent à toute organisation, les rôles institués apparaissent en fonction de l’implication, de l’activité et du positionnement des individus. Il note aussi que « le changement de position[19] relative peut également entraîner un changement d’attitude et de comportement à l’intérieur du même Etat du Moi ». La conclusion, et semble-t-il, l’enseignement de cet article est de nous inviter à soigneusement distinguer les rôles et enjeux institués, des rôles et enjeux existentiels. Il note d’ailleurs que Berne nous avait déjà engagés à “distinguer les Etats du Moi et les rôles”[20].         

 

5. Berne et le leadership

 

Berne, d’ailleurs, nous donne un saisissant exemple d’analyse de rôle dans Structure et Dynamique des Organisations et des Groupes. En effet, il y développe longuement le rôle du leader d’un groupe ou d’une organisation. Sans revenir ici sur les fonctionnalités qu’il lui attribue, on notera qu’il se situe en complète opposition à de très nombreux ouvrages issus de la littérature managériale qui s’étendent longuement sur les leaders, leurs qualités, leurs chances de réussite et leurs exploits. Il dé-psychologise ce concept. Paradoxalement, là où de nombreux auteurs s’emploient à dresser de longues listes de “qualités” psychologiques qui seraient nécessaires, voire indispensables, au leader, le psychiatre Berne développe au contraire une théorie du rôle du leadership, en insistant bien sur ce qu’il doit faire (par exemple: récompenser, punir, protéger le statut des frontières...)[21] plutôt qu’être. C’est donc moins par ses attributs propres qu’il aborde le leader que par le fait qu’il tient ou ne tient pas son rôle au sein de l’organisation.

 

6. Schmid et les rôles sur les différentes scènes du monde

 

L’apport de Schmid sur les rôles en A.., qu’il appelle systémique, est particulièrement intéressant du point de vue de l’objet de cet article ; non seulement parce qu’il a reçu un prix Eric Berne en 2007 précisément pour ces travaux, mais aussi parce qu’il tente une théorie unificatrice fondée sur son expérience initiale de psychothérapeute et sur son activité plus récente d’analyste transactionnel travaillant dans les organisations, à partir des exigences et nécessités de l’intervention dans ce champ. Il indique que la notion de rôle permet en particulier de tenir compte de plusieurs niveaux de réalité, comme, par exemple, « la fonction indispensable de l’institution dans la création de la réalité »[22], ou encore le sens que l’autre donne à sa vie. Sur ce dernier point, Schmid indique que si l’on souhaite  rencontrer l’autre sur un pied d’égalité, le respect de ce sens, donc de l’identité choisie par son interlocuteur, est un impératif moral absolu. Cela implique aussi le fait de « “prendre au sérieux l’identité autonome des différentes professions et leur priorité en fonction de leur champ propre »”[23]. Rejoignant l’idée de persona bernienne, il indique que « “pour des raisons pragmatiques, (son) modèle considère que les personnes humaines n’existent qu’à travers leurs rôles et que ce n’est qu’à travers ceux-ci que les autres les perçoivent ».[24] Pour lui, cette conception permet de relier les personnes (avec leurs états du Moi) aux différentes scènes qui constituent leur monde ; il en retient trois principales : la scène du moi privé, celle du moi professionnel et enfin celle du monde organisationnel. Chaque fois que nous changeons de scène, un « système cohérent d’attitudes, de ressentis de comportements, de perspectives sur la réalité et de relations connexes”[25] se met en place. La conquête de la maturité se mesure alors à la capacité d’intégrer ces différents rôles, ainsi qu'à la capacité de les activer ou de les désactiver en fonction des besoins.  D’un point de vue pratique, il invite les analystes transactionnels intervenant dans les organisations à ne pas passer à la dimension psychologique des processus avant d‘avoir envisagé les contaminations possibles des rôles dans leurs différents niveaux et exploré les possibilités de co-créativité dans les professions et les organisations.   

 

UNE  TYPOLOGIE DES ROLES EN ANALYSE TRANSACTIONNELLE

 

Comme on vient de le voir, la notion de rôle ouvre de riches perspectives. Pour autant, la diversité des approches et des points de vue ouvre sur autant de questions que de certitudes. On perçoit bien qu’entre la persona bernienne, les rôles de caractère de Karpman ou Barnes, les rôles institués de Crespelle ou les rôles partiellement choisis de Schmid, les niveaux qui sont privilégiés ne sont pas les mêmes. Ils ont toutefois en commun le respect inhérent à toute approche humaniste, qui veut, comme le pensait Berne, que soit respecté le rôle dans lequel se présente un interlocuteur, surtout dans les institutions et les organisations. Un autre facteur concerne spécifiquement l’intervention : celle-ci se situe prioritairement à l’articulation entre la structure privée, composée de l’ensemble des imagos de groupe des membres, et la structure publique (structure organisationnelle et structure individuelle). Or c’est précisément à cet endroit que prennent place les rôles, soit qu’on veuille les considérer comme une persona que l’on s’attribue, soit qu’on les considère comme l’une des fonctionnalités attribuées par l’organisation elle-même.  Enfin, si l’analyste transactionnel peut être amené, en général en réponse à une demande, à s’occuper de processus, il ne peut pour autant se désintéresser totalement de l’activité de l’organisation ou de la partie d’organisation dans laquelle il est appelé à intervenir. On peut même dire que son “métier” consiste à amener ou à ramener l’organisation à un niveau acceptable, correct ou supérieur d’activité par rapport à la période précédant son intervention. Or l’activité en organisation passe bien par une perception affinée des imagos, non seulement des personnes[26], mais aussi des rôles qui sont censés être tenus (rôles institués), ou qui exercent une forte attraction sur certains membres (rôles psychologiques ou rôles professionnels), ou au contraire des rôles qui sont négligés, méconnus ou ignorés. Berne a bien mis en lumière ce phénomène en ce qui concerne les rôles du leader (responsable, effectif, ou psychologique) ; mais cela est tout aussi vrai des autres rôles, soit qu’ils comportent en eux-mêmes une part de leadership (managers coordinateurs ou chefs de projet, par exemple), soit qu’ils soient privilégiés par les acteurs eux-mêmes (comme dans le rôle professionnel au sens de Schmid), soit encore qu’ils remplissent des fonctions cachées indispensables à la survie et au développement de l’organisation (leader psychologique au sens de Berne, mais aussi : intermédiaire, messager, contrôleur informel etc.).

La nécessité, le bien fondé, ou la simple utilité des rôles apparaissent comme une évidence. Pour en maîtriser les différents niveaux, il peut donc apparaître utile de proposer une typologie simple, voire un peu sommaire, dans une première approche, de façon à cibler le travail transactionnel en organisation.

Vergonjeanne va dans ce sens lorsqu’il parle de « rôle confié, rôle perçu, rôle accepté et rôle tenu.[27] » Cette typologie met en lumière une conception interactive du rôle (attribution/internalisation). Pour intéressante qu’elle soit, elle reste dans le domaine observable.

 

Si l’on voulait résumer l’ensemble de ces notations sur les rôles, on pourrait dire qu’à un premier niveau correspond un fonctionnement intrapsychique et scénarique (1), qui détermine pour chaque sujet des manières propres de se présenter, en particulier au travers de la persona (2), mais aussi certains rôles privilégiés (triangle dramatique et losange de Barnes) (3), tandis qu’en parallèle l’organisation détermine des rôles qui lui sont nécessaires (4) que le sujet adopte et assume (5). Bien entendu, cette "adoption" d’un rôle organisationnel met le sujet en tension, puisque les niveaux scénariques (1) et privilégiés (3) cherchent à trouver une expression au travers des rôles prescrits (4) et assumés (5)[28].

Peut-on proposer une typologie simple, qui englobe aussi l’ensemble des dimensions relevées ? A titre de projet provisoire, on pourrait proposer les trois catégories suivantes :

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      le rôle institué : il intègre à la fois des rôles permanents (le leader responsable, le manager et tous les rôles professionnels institués, comme le professeur, le policier, le chargé de clientèle etc.) et des rôles conjoncturels, plus ou moins strictement définis par l’institution (le chef de projet, le médiateur, le consultant interne etc.).

      le rôle revendiqué : il comprend une dimension privée (la persona de Berne) et une dimension publique (la dimension professionnelle de Schmid). Dans cette dernière, la partie professionnelle acceptée (éducateur, intervenant dans la relation d’aide, scientifique, décideur  etc.) voisine avec un ensemble de traits et de compétences revendiqués (comme “contributeur créatif” ou “gardien scrupuleux des procédures” ou encore “collègue sur lequel les autres peuvent compter” ou "garant de la cohésion de l’équipe" etc.).

      le rôle attribué : il comprend des rôles qui appartiennent à la fois à l’imago de groupe et à la culture, et plus précisément au modèle des croyances et à celui des émotions, selon la typologie de Barnes[29]. De ce fait, il est aussi l’une des manifestations les plus évidentes de l’inconscient groupal[30]. On peut ranger dans cette catégorie des rôles non prévus par l’institution ou l’organisation et non perçus ou non spontanément acceptés par ses membres, mais qui exercent une influence puissante sur le scénario organisationnel[31]et sur le devenir de chaque personne. Les leaders psychologiques et les évhémères rentrent dans cette catégorie, mais aussi les boucs émissaires, ou les rôles de caractère, au sens de Karpman et de Barnes.

Notons que les rôles institués et les rôles attribués sont extérodéterminés, c’est-à-dire qu’ils sont définis socialement, soit par l’institution, soit par la culture, soit par le groupe. A l’inverse, les rôles revendiqués sont autodéterminés. Pour une large part, ils sont choisis, ou au moins façonnés par les personnes elles-mêmes qui les habitent.

 

Une fois cette typologie des rôles établie, comment les situer dans la clinique de l’analyste transactionnel en organisation?

 

1. Les rôles institués

 

Il se peut que les rôles institués prévus par l’organisation soient parcellaires, insuffisants ou non pertinents. Toutefois, l’organisation est comme la persona bernienne, elle réclame le respect de la manière dont elle se présente. A moins d’avoir un mandat de proposition de changement d’organisation, l’analyste transactionnel doit donc accepter les rôles institués tels qu’ils lui sont présentés.

Considérations pratiques.

A ce stade, il semble utile de vérifier que ces rôles sont bien tenus par leurs titulaires ; une incongruence entre le rôle institué et les activités et attitudes des titulaires (y compris, ici, dans le déploiement de leurs Etats du Moi) demande à être travaillée. Prenons l’exemple d’un  leader effectif qui ne remplirait  pas son rôle, tel que Berne, par exemple, le définit dans sa capacité à récompenser ou à punir ; il se peut  que l’institution  lui en refuse l’exercice ou les moyens, il se peut aussi que lui-même, plus ou moins consciemment, se l’interdise. Si tel est le cas, toute autre intervention sur un autre registre (clarification des frontières du groupe ou amélioration de la communication entre les membres, par exemple) est probablement prématurée, et en tout cas de peu d’effet sur l’efficacité de l’organisation. La vérification de l’existence, de l’articulation et de la bonne tenue des rôles institués constitue donc un premier travail, essentiel mais pas aussi facile qu’il apparaît.

Au sein d’une organisation ayant connu une croissance extrêmement rapide, le responsable de l’activité principale se voyait comme le porteur des valeurs originelles et familiales du groupe. A ce titre, il protégeait et défendait les membres de sa direction, comme un père de famille aurait pu le faire avec ses enfants. Ce style rassurait certaines personnes (les plus anciennes, les plus fragiles aussi…), mais désorientait fortement les nouveaux embauchés, qui réclamaient le droit à être traités sur des critères moins infantilisants, plus homogènes, et, pour tout dire, plus professionnels. Par ailleurs, cette manière de faire avait pour conséquence de rendre cette direction opaque aux yeux d’une direction générale soucieuse d’accompagner l’importante croissance des effectifs d’une gestion humaine plus équitable, plus transparente et aussi plus prévisible. Dans la nouvelle configuration de cette organisation, le rôle institué pour ce responsable n’était pas tenu.

 

 2. Les rôles revendiqués

 

Une bonne manière d’évaluer la santé d’une organisation ou d’une partie d’organisation consiste à vérifier si les membres peuvent effectivement adhérer au rôle institué qui leur est dévolu. En général, les membres de l’organisation sont assez fiers de leur rôle professionnel, tel qu’il est défini dans le titre de leur fonction : un professeur, une infirmière, un métallurgiste, un conducteur de machine automatisée sont souvent heureux de parler de leur fonction et des compétences techniques ou personnelles  nécessaires à son accomplissement. Autrement dit, ils intègrent ce rôle revendiqué à leur persona. Les problèmes commencent en général lorsqu’ils s’estiment empêchés de les mettre en œuvre,  eu égard aux contraintes de l’organisation.

Considérations pratiques.

La qualité d’une organisation se juge à sa capacité à intégrer les profils et qualités personnels de ses membres. Il ne suffit pas d’avoir un discours sur la gestion des talents pour que cela soit le cas. L’organisation doit laisser une certaine flexibilité au leader responsable, et celui-ci doit avoir une sensibilité spécifique pour que cela se fasse et qu'il puisse transformer ces préférences et aptitudes personnelles en performance collective. Deux chercheurs australiens, Margerison et Mac Cann, ont formalisé une approche intégrant la prise en compte des préférences personnelles (psychologiques), socio-psychologiques (rôles préférés) et sociologiques (exigences liées à l’efficacité d’un groupe)[32]. Ils en ont déduit une série de huit rôles (innovateur, organisateur, contrôleur, conseiller etc.) qui recouvrent à la fois un ensemble de préférences personnelles et des rôles contributifs dans la vie d’un groupe. De même que la bonne tenue des rôles institués suppose une congruence entre les rôles et les Etats du Moi, de même, l’organisation (le plus souvent en la personne du leader) doit avoir un moyen de repérer les rôles utiles et nécessaires à un bon niveau d’activité de son organisation. Elle doit aussi faire en sorte que les préférences personnelles des membres soient dans l’adéquation la plus étroite possible avec le rôle institué qu’ils doivent tenir. 

 

Au sein d’une organisation en charge des ressources humaines d’une grande entreprise, un membre récemment arrivé dans l’équipe avait du mal à trouver une place aussi bien dans le processus de travail que dans les communications informelles qui structuraient la vie de tous les jours. Il avait précédemment travaillé au sein du département de la recherche, en adéquation avec sa formation scientifique de haut niveau. En tant que chercheur scientifique, il manifestait un goût personnel pour le “travail bien fait”, et un certain inconfort dans une situation de “chaos créatif” caractéristique de son nouveau service. En termes berniens, il montrait donc une soif de structure ; dans la typologie de Margerison et Mc Cann , il se définissait comme un « finisseur ». Au sein de ce département, de nombreux projets nouveaux étaient lancés avec un certain enthousiasme. Toutefois, le nombre important des projets faisait qu’ils avançaient péniblement, d’autant que le leader manifestait une préférence marquée pour les débuts (soif d’expériences nouvelles) au détriment de l’aboutissement et de la conclusion des projets. L’efficacité de l’activité et l’intégration du nouveau membre se trouvèrent fortement améliorées après que celui-ci se soit vu confier officiellement dans sa fonction un travail de suivi de l’avancement des projets et de leur accomplissement jusqu’à leur bonne fin. Cette responsabilité utile à l’ensemble du département rencontrait ainsi sa soif de structure et un goût marqué pour la rigueur et la formalisation; elle lui permettait aussi de communiquer avec l’ensemble des autres membres à partir d’une réelle expertise acquise dans la conduite des projets scientifiques, d’un goût personnel pour un travail planifié (ou une aversion pour le flou, comme on voudra) et d’une fonction instituée et reconnue comme utile par ses collègues. Sa réussite subséquente lui a plus tard servi de tremplin pour accéder ensuite à une fonction nouvellement créée dans le suivi du développement durable au sein de l’entreprise. 

 

 3. Les rôles attribués

 

Ces rôles attribués ont pour caractéristique de traverser leurs porteurs sans pour autant que ceux-ci en soient nécessairement conscients. De même, cette attribution est fonction de la culture de l’organisation. Ces rôles ont à la fois une grande charge symbolique et un fort  impact sur les imagos de groupe. En général, ils contribuent aussi à la cohésion de l’organisation. Donnons deux exemples de ces rôles attribués à forte charge symbolique : le premier est celui du leader.

 

Leader et transfert.

 

Outre les fonctionnalités concernant le leadership, très bien décrites par Berne, le leader assure tout à fait indépendamment de ses actes ou de ses qualités personnelles un rôle que l’on pourrait qualifier de transférentiel. Ce rôle transférentiel est palpable non seulement dans le fait que chacun des membres de l’organisation projette sur lui des anxiétés et des attentes en termes de satisfaction de ses besoins propres, mais aussi en termes de représentation inconsciente de l’identité de l’organisation. Et cette fonction de représentation symbolique lui échappe en grande partie. Or le paradoxe est bien là : si le leader échoue à incarner un ordre symbolique[33] nécessaire (cet ordre que Berne traduit pour sa part dans le conscient visible de l’organisation par la capacité de récompenser et de punir, et cela d’une manière irrévocable[34]), le transfert suscité devient négatif, menaçant la cohésion de l’organisation. Ce transfert négatif peut d’ailleurs tout aussi bien se manifester par un désintérêt, une sorte de désaffiliation,  que par une hostilité sourde ou déclarée.

 

Les débats publics autour de la rémunération des dirigeants dans les pays développés se sont répandus durant ces derniers mois. Les arguments avancés dans ces débats par les uns (tenants de la nécessité de récompenses exceptionnelles pour des leaders qui accomplissent une tâche exceptionnelle) ou par les autres (creusement des écarts de rémunération dans des proportions telles que les leaders peuvent être perçus en interne comme “n’appartenant plus au même monde”) sont assez souvent échangés sur des bases qui se veulent rationnelles, objectives ou morales. Toutefois, ces discussions omettent le plus souvent de mentionner que les pratiques décrites mettent en question cet ordre symbolique représenté par le leader : la demande de  protection, l’exemplarité, le sentiment d’appartenance, la fierté, les attentes de “mieux”, l’envie de “faire pareil”, voire l’acceptation de faire des “sacrifices”. Tous ces sentiments confus et pas forcément bien structurés, unissent les membres à leur leader et peuvent se dissoudre à l’occasion d’un transfert devenu négatif.

 

Bouc émissaire et transfert : rôle et violence mimétique

 

Les transferts latéraux contribuent d’une autre manière à la cohésion de groupe. Ils ont été analysés par Bion dans ce qu’il a appelé les « hypothèses de base[35] ». Dans leur version positive, ils suscitent des phénomènes d’alliances. Ces transferts latéraux positifs peuvent d’ailleurs avoir pour conséquence des attaques contre le leadership, et de ce fait menacer la cohésion ultime du groupe. Dans leur aspect négatif, l’illustration la plus frappante en a été donnée par l’analyse de la rivalité mimétique que l’on doit à René Girard : en cas de crise, il s’agit de délaisser l’activité (ou la résolution des problèmes) et de désigner un bouc émissaire, dans la persécution duquel l’organisation va retrouver une cohésion menacée.

 

Dans une organisation à visée humanitaire, l’accent mis sur la responsabilité individuelle, au détriment de l’analyse collective des problèmes, avait conduit tous les niveaux de responsabilité, jusqu’au Comité Directeur, à désigner un responsable (ou plutôt un “coupable”) chaque fois que survenait un problème. Le responsable était sanctionné, et dans de nombreux cas, démis de ses fonctions, jusqu’à ce que son successeur (ou un autre membre de l’organisation) soit à son tour désigné comme coupable lorsque le même problème réapparaissait. Cette “préférence pour la culpabilité” était profondément ancrée dans le modèle des sentiments de cette organisation, et lui coûtait à la fois un turn-over élevé chez ses dirigeants et un réflexe de “mise aux abris” généralisé chez l’ensemble des membres.

 

René Girard a magnifiquement démontré comment ce type de violence s’origine dans le désir de similarité et l’indifférenciation des pairs/frères[36]. Cette violence s’exprime, entre autres, par le désir mimétique qui trouve sa source dans un besoin des personnes d’être toutes considérées sur un pied d’égalité et par le refus de voir reconnus des rôles différenciés au sein du groupe social. Pour Girard, le sacrifice d’une victime organisé par la communauté vise précisément à arrêter la destruction engendrée par la contagion de ce désir.

 

Dans les organisations importantes en effectifs, un processus d’"entretien annuel d’évaluation" a été progressivement mis en place depuis la fin des années 60. L’examen de plusieurs centaines de cas montre que c’est moins l’arbitraire intrinsèque des jugements énoncés par le supérieur hiérarchique qui crée le plus de difficultés du côté des évalués, que l’injustice supposée de l’évaluateur dans sa prise en compte de leurs mérites relatifs comparés à ceux des autres membres de l’équipe de pairs (la "fratrie"). En d’autres termes, la personne “évaluée” cherche moins une justice absolue, que l’expression d’une préférence par rapport aux semblables (pairs/frères), c’est-à-dire, comme d’ailleurs l’avait noté Berne, à se situer précisément dans les préférences réelles ou supposées, du leader.

Considérations pratiques.

Les cas de harcèlement par les pairs n’ont pas d’autre origine que cette violence symbolique. Lorsque le leader ne joue pas son rôle, qui consiste à nommer les choses (le bien, le mal, le nécessaire, l’obligatoire), à protéger de la pression et de l’agitation, à orienter, analyser et médiatiser les conflits, à faire respecter l’exercice des rôles institués, et dans certains cas à prendre sur lui la responsabilité des difficultés et des échecs, bref, lorsqu’il s’avère incapable de symboliser la vie et les exigences de son équipe, alors toute différence devient menace et prétexte à suggérer ou à justifier une persécution. A l’inverse, Il est assez rare de constater des cas de harcèlement latéral lorsque le leader joue pleinement de son autorité, et est par là-même capable de focaliser sur sa personne un antagonisme (transfert négatif) ou au contraire une adhésion (transfert positif) en parallèle avec une activité claire pour chaque membre du groupe.

 

                                                

LE ROLE, ANALYSEUR ET SYMPTOME

 

1. Une dérive moderne : le rôle vide

 

A la croisée du rôle institué et du rôle symbolique (attribué), les grandes organisations modernes semblent avoir adopté depuis une bonne vingtaine d’années une pratique inquiétante : celle du rôle vide.

Qu’ils soient symboliques, institués ou attribués, ou plus simplement revendiqués les rôles ne fonctionnent que si le corps social leur accorde au final une valeur propre. De même qu’une monnaie suppose qu’on lui accorde une confiance pour conserver sa valeur (son "crédit"), de même, un rôle doit pouvoir être reconnu pour que son titulaire puisse agir et jouer la partition qu’on attend de lui et/ou celle qu’il porte en lui-même. Or, il apparaît que des processus de dématérialisation des rôles ont pu être observés entre le milieu des années 80 et les années 2000. Un processus s’est  développé, jusqu’à faire de ces fonctions  des entités "vides" : il a consisté à éloigner ces responsables du métier de base de l’organisation (fabriquer des moteurs, enregistrer et encaisser les achats des clients, conseiller et aider des chercheurs d’emplois etc.). L’emphase mise sur les préoccupations budgétaires ou financières des organisations (surtout dans les plus grandes d’entre elles) a peu à peu "démodé" les compétences liées à l’activité ou au métier (la "raison d’être") ou au processus (connaître les personnes dans leur capacité créative et contributive). L’accent a été mis sur une traduction chiffrée (ou financière) de cette activité. La conséquence a été que, comme avec la monnaie, les rôles des titulaires de ces fonctions intermédiaires se sont peu à peu "titritisés" c’est-à-dire qu’ils se sont transformés en créateurs, récepteurs et surveillants de représentations cartographiques de plus en plus abstraites de la réalité : ces intermédiaires sont plus souvent devenus des gestionnaires de tableaux de bord et de batteries d’indicateurs, de plus en plus sophistiqués. Ce faisant, ils se sont éloignés de la raison d’être (la production, le service, la présence), de ce que sont et de ce que peuvent faire les personnes réelles en situation d’y contribuer. Ces rôles abstraits sont donc devenus des "rôles vides". Néanmoins, ils ne sont pas toujours démunis de pouvoir ; dans certains cas, ce pouvoir est même décuplé par une utilisation astucieuse de ces données abstraites, représentatives lointaines d’une réalité qui leur échappe, mais qu’ils sont censés contrôler. Déjà, il y a quarante ans, Illich avait montré, qu’à partir d’un certain seuil, cette sophistication de l’organisation se retournait contre elle, et devenait source d’inefficience[37]. Ces rôles vides, qui ne peuvent constituer le support d’aucun affect, nous semblent constituer comme le pendant, ou la face inversée mais complémentaire de l’homme hyper-moderne présenté par Rubbers dans l’introduction de cet article. D’un côté, l’homme sans lien poursuit la réalisation sans limites d’un désir qui l’isole, de l’autre, l’organisation tentaculaire engendre des rôles qui lui répondent comme en écho par une apparence de maîtrise fondée sur une abstraction réifiante.

 

Au sein d’une très importante entreprise en mutation, à la fois juridique, technologique et organisationnelle, le changement était devenu l’enjeu majeur, poursuivi à tous les niveaux de l’entreprise. Impulsé par le sommet, fortement encadré par les niveaux intermédiaires, et subi sous forme de réorganisations et de changements de métiers par les échelons subalternes, il occupait l’espace de la communication (interne et externe à l’entreprise) sous la forme de  « plans » fortement médiatisés, l’espace de la décision (toute « action » étant jugée à l’aune de sa contribution au « plan »), l’espace des identités professionnelles (les détenteurs d’un savoir technique étant sommés de devenir « orientés clients »), et de manière subliminale, la relation avec les millions de clients de l’entreprise (qui passaient du statut d’usager qui utilise à celui de client qui achète). Les dirigeants de l’une des plus importantes directions, souhaitant piloter ce processus, demandent à un intervenant de les aider à créer un tableau de bord du changement humain et social. Pour ce faire, ils ne souhaitent pas prendre connaissance des conditions et difficultés de la mise en œuvre du « plan », mais ils demandent à être informés des cartographies (tableaux de bord et indicateurs) déjà élaborées par les meilleures entreprises multinationales de taille comparable. Dans la même période, l’intervenant est amené à aider les responsables du premier niveau d’encadrement à comprendre, intégrer et mettre en œuvre les impératifs du « plan ». Cette mise en œuvre impliquait de leur part de changer de rôle, passant d’encadrant technique à manager en charge des réorganisations et responsables de la satisfaction des clients. De manière non accessoire, ils devaient « alimenter » des tableaux de bord qu’ils n’avaient pas contribué à créer, destinés à remonter la ligne hiérarchique en démontrant au passage les « progrès » dans la mise en œuvre du « plan ». Ces responsables de premier niveau ne reçoivent par ailleurs que très peu de moyens pour gérer des changements technologiques anxiogènes, modifier les organisations au moyen de mobilités plus ou moins forcées, ou satisfaire des clients désorientés par la difficulté à trouver des interlocuteurs compétents. Au final, ils se sentent les objets de doubles contraintes et ne voient pas comment former leurs collaborateurs à leurs nouvelles fonctions, assurer la transition technique à la satisfaction des clients, se sentir responsables d’un chiffre d’affaires, si possible en augmentation; et réduire l’anxiété des membres de leurs équipes. Dans cette entreprise, la logique « transformationnelle » et fortement instrumentalisée dans les indicateurs du « changement » est venue buter sur la réalité des technologies,  des compétences, et aussi de la désorientation des personnels d’exécution.  

 

Il nous semble naturellement que l’analyste transactionnel ne peut pas s’accommoder de cette évolution qui représente une antithèse absolue des valeurs qu’il porte. Il peut d’ailleurs en devenir lui-même victime, au travers de la proposition qui lui est faite de passer contrat avec l’un de ces rôles vides[38]. Les titulaires de ces rôles vides sont aussi implacables pour ceux qui se retrouvent malencontreusement dans leur sphère de contrôle que peu critiques pour ceux qui les utilisent. Ils sont aussi à l’origine de nombreux phénomènes actuels dans les très grandes organisations (« burn-out » ou épuisement, harcèlement, voire suicides d’origine professionnelle). Ils constituent une manifestation visible de l’emprise d’entités totalitaires[39]dont on sait depuis les expériences politiques du siècle dernier qu’elles se caractérisent par une déshumanisation complète de leurs victimes, mais aussi de leurs bourreaux. Ceux-ci exécutent sans affects particuliers les consignes les plus inacceptables et ne se reconnaissent responsables d’aucun de leurs comportements, ni de leurs conséquences, jusqu’au moment-même de leurs procès devant leurs juges, leurs victimes et l’opinion.

 

 2. Rôles et triangulation

 

On le voit donc de multiples façons, l’analyste transactionnel est placé en face de rôles que l’organisation et ses membres lui présentent et tiennent pour importants. Que ce soit d’un point de vue éthique, d’un point de vue théorique ou du point de vue de l’efficacité de son intervention, il ne peut adopter une stratégie d’intervention qui fasse abstraction de leur existence. Et sauf à faire une impasse totale sur les fondements psychodynamiques de l’analyse transactionnelle, il ne peut non plus les restreindre à leurs fonctionnalités sociales ou opérationnelles, au détriment de leur valeur psychique et symbolique, en particulier telle qu’elle s’exprime dans le scénario d’organisation.

Enfin, si l’on se réfère à l’impasse évoquée dans l’introduction de cet article, on peut estimer que le fait de tenir compte des rôles constitue une manière élégante de se sortir du piège de la psychologisation des relations dans le contexte organisationnel. En effet, les rôles prennent une place légitime dans la psyché individuelle et collective (ou dans l’imago de groupe).

Considérations pratiques.

Dans cette perspective, les interventions de l’analyste transactionnel (au sens des interventions berniennes) peuvent être dirigées non vers la personne, avec ses états du moi, ses rackets et son scénario, mais vers un investissement d’un objet à la fois externe et interne, reconnu par l’organisation et aussi par chacun de ses membres. Ainsi s’opère une certaine triangulation. Si l’analyste confronte un rôle non tenu, il permet à la personne concernée de réagir ou d’incorporer une proposition de changement de cadre de référence. Ce changement de cadre de référence s’opère alors par rapport à un élément en partie externe, à cheval sur les fonctionnalités de l’organisation et sur le fonctionnement du groupe (culture ou scénario organisationnel), et en partie seulement personnel. De ce fait, la nécessité d’un changement apparaît comme étant moins menaçante, et sa mise en œuvre en est facilitée.

 

Dans l’un des exemples cités plus haut, le fait de dévoiler la préférence pour la mise en cause d’un bouc émissaire a conduit le groupe de direction à envisager ce fonctionnement non pas comme la perversion individuelle d’un dirigeant ou comme l’insuffisance chronique des subordonnés, mais comme un choix collectif. Ce dévoilement lui a permis de conclure que ce choix était au final très coûteux pour la survie de l’organisation, qu’il agissait dans l’instant comme un processus de régulation certes utile à la cohésion de l’organisation, mais mortifère dans le long terme.  

 

 

CONCLUSION

 

Les processus symboliques, comme les processus mimétiques et les processus symbiotiques ne trouvent leur résolution que par l’intervention d’un tiers séparateur. Dans la famille, c’est le rôle en général attribué au père. Au sein des organisations, ce processus est plus complexe car l’introjection/projection peut se manifester bien sûr à l’égard d’une personne (leader, pair, intervenant externe…), avec toutes ses caractéristiques personnelles, mais aussi par rapport à l’institution, à son idée d’origine, à son histoire et à sa finalité ; et bien sûr aussi à toutes les déclinaisons organisationnelles de cette institution.

Ainsi, dans l’exercice nécessaire du “tiers séparateur”, le concept de rôle constitue un puissant point d’appui pour l’analyste transactionnel. Il permet entre autres de sortir de l’indifférenciation. Il oriente les confrontations et les réorganisations psychiques qui en sont la conséquence. Cette orientation se fait sur la partie de la personne qui est le plus en lien avec, d’une part, la persona qu’elle veut donner à voir, et, d’autre part, avec le rôle que l’organisation institue pour elle et ce qu’elle souhaite personnellement mettre en œuvre pour l’occuper. Elle crée donc un espace social et psychique propice à l’analyse. Cette triangulation par le rôle semble pouvoir devenir un processus fécond, tant pour le leader responsable que pour les membres de l’organisation et pour l’analyste transactionnel qui intervient en son sein.

Berne mentionne que le moteur le plus puissant du changement dans les organisations réside dans le changement d’imago du côté du leader. Il défend même le point de vue que c’est ce changement qui possède l’impact le plus fort sur la structure privée du groupe et sur son efficacité[40]. Pour le leader, la manière de donner à voir ce changement consiste précisément à utiliser des modifications dans la définition et dans la typologie des rôles institués au sein de son équipe. Au fur et à mesure de l’affinement de sa perception, il est en mesure de définir ou de re-définir des rôles (totaux ou partiels). Un changement de rôle, dans le sens d’une plus grande adéquation entre préférences personnelles, besoins de l’organisation et individualisation des tâches et fonctions aura un effet particulièrement puissant sur les performances, le bien-être au travail et la capacité à communiquer.



[1]                Rubbers,B., “L’homme hyper-moderne: une mutation inquiétante du psychisme humain”, AAT, N°128, Octobre 2008.

[2]                Gauchet, M., La démocratie contre elle-même,  Gallimard, 2002

[3]                Van Meerbeck,P. , l’infamille ou la perversion du lien, De Boeck,2003, cité par B.,Rubbers.

[4]                Berne, E., Structure et Dynamique des Organisations et des Groupes,  Editions d’AT, 2005.

 

[5]                Kaës, R., L’appareil psychique groupal, Dunod, 1976.

[6]                Korzybski, A., Une carte n’est pas le territoire, Editions de l’Eclat, 1998.

[7]                Berne, E., Analyse Transactionnelle et Psychothérapie, Payot, 1971, p.81.

[8]                Jung, C.G., L’ Ame et le Soi, Paris, Albin-Michel, 1990.

 

[9]                Berne, E., Structure et Dynamique des Organisations et des Groupes, Editions d’AT, 2005, p.38.

[10]              Berne, E., Des Jeux et des Hommes, Stock, 1975, p.48.

[11]              Berne, E., Structure et Dynamique des Organisations et des Groupes, Editions d’AT, 2005, p.47.            

[12]              Ibid.,p.. 72.

[13]              Karpman, S., Contes de fées et analyse dramatique du scénario, AAT, N° 9, 1979.

[14]              KARPMAN,  S., Eric Berne Memorial Scinetific Award Lecture, TAJ, III,3, 1973.

[15]              Barnes, G., “Bonjour!”: le losange dramatique de scénario et l’analyse des rôles de caractère, AAT N°21, 1982, orig. TAJ, janv. 1981.

[16]              Berne, E., Principes de traitement psychothérapeutique en  groupe, Editions d’Analyse Transactionnelle, 2006, orig. 1966, Oxford University Press.

[17]              Barnes, G. “Bonjour!”: le losange dramatique de scénario et l’analyse des rôles de caractère. AAT. N°21, Janvier 1982.

[18]              Crespelle,, A.,

[19]              Comme par exemple “le bon élève” qui remplace le maître lors d’une brève absence de ce dernier.

[20]              Berne,E., Des Jeux et des Hommes, Paris, Stock, 1980; p. 56

[21]              Berne, E., Structure et Dynamique des Organisations et des  Groupes, Ed d’AT, 2005, p.152.

[22]              Schmid, B., Le concept de rôle en AT et d’autres approches: son application à la personnalité, à la rencontre et à la  créativité dans tous les champs professionnels.” AAT, N°137, Janvier 2011.

[23]              ibid.

[24]              ibid.

[25]              ibid.

[26]              Vergonjeanne,, F., Coacher groupes et organisations, InterEditions, 2010, p. 53.

[27]              Ibid.

[28]               Nous sommes redevables à Brigitte Evrard  de  cette représentation en cinq niveaux qui s’articulent dans les rôles tels qu’ils s’expriment dans l’organisation. Qu’elle veuille bien trouver ici l’expression de nos remerciements pour cette importante clarification. 

[29]              Barnes, G., Schools of Transactional Analysis, pp.7-11, n Barnes, G. Transactional Analysis After Eric Berne, Harper’s College Press, 1977.

[30]              Kaës, R., ouv. cité.

[31]              Quazza, J.P. Les Scenarii d’Entreprise, Revue française de Gestion, septembre-octobre 1984 et Krausz, R., Scénarios organisationnels, A.A.T., 71, 1994

[32]              Margerison, C. , McCann, D.,  Davies, R., (1986) The Margerison-McCann Team Management Resource — Theory and Applications,  International Journal of Manpower, Vol. 7 Iss: 2, pp.2 - 32

 

 

[33]              Lacan, J., Ecrits, Seuil, 1966, p.279.

[34]              Berne,E., Structure et Dynamique des Organisations et des Groupes , Ed d’AT, 2005. p.152.

[35]              Bion, W.R., Recherches sur les petits groupes,  PUF, 2002.

[36]         Girard, R., La violence et le sacré, Grasset, 1972.

[37]              Illich, I., Némésis médicale, Seuil, 1975.

[38]              Quazza, J.-P., Le leadership selon Berne : le rôle plutôt que la personne, A.A.T., 130, 2009.

[39]              Pagès, Max, de Gaulejac, V., Bonetti,M.,Descendre,D., L’emprise de l’organisation, Desclée de Brouwer, 1979.

[40]              Berne, E., Structure et Dynamique des organisations et des groupes, Les Editions d’Analyse transactionnelle, 2005, p. 244.





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