Rôle et Leadership

Le leadership selon Berne : le rôle plutôt que la personne.

Cet article a été initialement publié dans le N° 130 des Actualités en Analyse transactionnelle, en Avril 2009.

Dans son introduction à Structure et Dynamique des Organisations et des Groupes, Eric Berne cite le cas de ce « technicien » capable de dépanner une chaudière d’un seul coup de marteau. Il y voit comme la métaphore de l’analyste transactionnel dans son travail avec les groupes.
 Ce à quoi son compatriote, l’écrivain américain Mark Twain lui répondait par avance : « Si votre seul outil est un marteau, pour vous tous les problèmes ressembleront à des clous ».
Bien entendu, la métaphore, sous ses deux registres, est caricaturale. Mais elle illustre bien les ambiguïtés et les difficultés que rencontrent les auteurs et les praticiens du leadership : les leaders sont-ils innés ou se « fabriquent-ils » ? Faut-il avoir, comme l’Evhémère de Berne, des qualités tout à fait exceptionnelles, ou peut-on patiemment apprendre à devenir un leader ? Au sein d’une organisation, tout un chacun peut-il, à son niveau, aspirer à devenir un leader (fût-ce un « leader à faible rayon d’action ») ou bien les leaders restent-ils au fond des exceptions ? En quoi la réflexion de Berne nous-aide-t-elle et en quoi est-elle inachevée ?
Berne a énoncé une théorie assez originale du leadership. Mais en quoi diffère-t-elle des théories et recherches dominantes sur le sujet ? D’où lui venaient ses idées? Quelles conséquences les analystes transactionnels d’aujourd’hui doivent-ils en tirer ?

1/  Eric Berne : une idée conception originale du leadership.
 
 La première idée originale c’est l’articulation du leadership et de la culture (le canon) au sein du concept d’autorité. Ce lien n’est certes pas unique, mais il demeure assez rare dans la littérature consacrée aux organisations. Il demeure tout à fait central, et c’est sans doute un point d’appui fort pour les analystes transactionnels.

La seconde idée renforce cette légitimité fondée sur l’autorité en indiquant que le critère ultime, la présomption irréfragable de l’existence du leadership, c’est « la responsabilité et le droit de sanctionner et récompenser, et …la capacité à agir [de ce point de vue de sanctionner et de récompenser] irrévocablement ». Pour se faire mieux comprendre encore (et là Berne y va un peu fort !), il mentionne que dans l’histoire « les grands leaders ont toujours été capable de tuer ou d’être tués ».

La troisième idée insiste sur le fait que c’est bien le leader qui a l’influence la plus évidente et la plus profonde sur le devenir de l’organisation, et qu’à ce titre « un changement relativement petit dans la structure organisationnelle majeure (centrale) [sous-entendu : à l’intérieur de la zone de leadership] peut produire de plus profonds effets qu’un renouvellement complet de la structure individuelle (atomique) ». Berne souligne aussi qu’il est plus efficace pour le leader d’être seul que de partager son autorité à l’intérieur de la zone de leadership, et par voie de conséquence que c’est par « une modification de son imago de groupe [qu’] aura donc [lieu] le plus grand impact sur l’évolution de la structure privée du groupe. Ainsi, le travail avec le leader est l’arme la plus puissante dans la thérapie des groupes en difficulté».

La quatrième idée, qui en réalité constitue une conséquence des précédentes, est que Berne fonctionnalise et « dé-psychologise » le leadership. Qu’est-ce à dire ?  La plupart des auteurs contemporains s’attachent à identifier une série de qualités personnelles (traits de personnalité, compétences psychologiques ou sociales, background culturel, etc…) propres à favoriser l’exercice du leadership . D’autres, de plus en plus nombreux, mettent en cause le concept de leadership d’un seul pour prôner un « leadership réparti » entre l’ensemble des membres de l’organisation. Berne au contraire défend l’idée d’un leader incontournable, si possible unique, et remplissant trois fonctions qu’il juge indispensables : celles de leader responsable, de leader effectif et de leader psychologique. Le concept de leader responsable et celui de leader effectif renvoient tous les deux clairement à l’autorité du groupe , le premier en lien avec la partie « Constitution et Lois » du Canon, le second avec la partie Culture Technique ; la notion de leader psychologique est plus transversale et se réfère à la fois à la Culture (au travers de l’« Etiquette » et du « Caractère » du groupe) et au travail du groupe (au travers de la gestion du processus et de l’appartenance).

2/ D’où Berne tire-t-il ses idées sur le leadership ?

Autant que l’on puisse le savoir à partir de ses écrits et de ce que l’on sait de sa vie, ces idées ont des sources variées :
¬     D’abord un modèle de leadership médical clairement assumé (et ce malgré quelques tentatives pour le mettre à l’épreuve en particulier dans ses expériences de partage du pouvoir entre staff et patients à l’hôpital). 
¬    Ensuite une vaste culture historique, qui lui inspire d’assez nombreux exemples, en particulier dans son livre sur les groupes et les organisations.
¬    Une pratique intensive des groupes de thérapie, dans une position incontestée de leadership.
¬    Quelques expériences limitées de consulting, en particulier en milieu hospitalier.
¬    Une situation expérimentale plus ou moins provoquée au sein d’un groupe qui s’adonne habituellement au spiritisme et auquel Berne avait semble-t-il réussi à se faire inviter. De cette situation quelque peu exotique et difficilement transposable, il tirera des pages éblouissantes sur la théorie des groupes. 

3. Quelles  conséquences pour l’analyste transactionnel d’organisations ?

La première conséquence est l’absolue nécessité pour l’analyste d’avoir accès au leader, celui qui a « une influence déterminante sur le devenir de l’organisation ou du groupe ». Et cette première conséquence entraîne une vraie difficulté : dans nos expériences, l’accès au « véritable » leader (responsable, effectif et psychologique) n’est pas toujours aisée ; il existe quantité d’exemples où nous, analystes transactionnels, avons été plus ou moins contraints de conclure notre contrat triangulaire avec un « kagemusha », une ombre portée du « vrai leader ». Dans certain cas il s’agit d’un responsable administratif précisément chargé de conclure ce type de contrat avec l’extérieur, dans d’autres cas d’un responsable de formation, dans d’autres cas encore d’un adjoint plus ou moins technique : bref, les bureaucraties modernes, surtout lorsqu’elles atteignent une certaine taille, sont particulièrement expertes à « protéger » leurs leaders de telles expositions. Les bureaucraties plus ou moins fonctionnelles sont  certes aptes à conclure des contrats d’affaires, mais elles n’ont pas d’autorité réelle sur l’activité ni le devenir des membres qui font l’objet explicite du contrat. Cet accès au leadership est d’autant plus difficile qu’il n’est pas toujours évident de le localiser dans une structure importante : il peut s’agir du responsable situé deux niveaux au dessus du leader effectif et prétendument responsable, il peut aussi s’agir d’un responsable agissant au sein d’une organisation dite « matricielle » (autrement dit à plusieurs leaders responsables) et géographiquement éloigné de la « cible » proposée au consultant. Il importe donc que l’analyste transactionnel ne cède pas trop facilement devant cette opacité que lui oppose l’organisation. C’est sa fonction, son honneur et quelquefois sa difficulté que de remonter au pouvoir de décision, et à ne pas s’engager dans un contrat dans lequel cet accès lui serait manifestement fermé.

 La seconde conséquence est d’avoir à travailler à plusieurs niveaux : le leadership et ses multiples avatars, mais également les membres, l’appareil administratif ; il s’agit donc presque toujours  d’une intervention systémique portant sur une pluralité de fonctions et de niveaux. A noter à ce propos que la distinction que fait Berne des trois types de leadership n’implique pas que cette séparation existe partout. Dans la phase de diagnostic il importe donc de ne pas la créer artificiellement, et si elle existe, il semble important de comprendre si elle entraîne, ou pas, une pathologie organisationnelle. Au sein d’une organisation à laquelle nous avons été amené à conduire une action de conseil, le leader responsable (le Directeur Général, mis en place par le Conseil d’administration) se situait sur une ligne de changement politique et gestionnaire, à laquelle résistait fortement un leader effectif et psychologique, porteur d’une légitimité historique et d’une expertise reconnue dans cette structure ; ses équipes le considéraient comme un rempart contre les « fureurs réformatrices » du DG. Les choses en étaient venues à une telle extrémité, en particulier avec une mobilisation en sous-main de l’appareil par le leader effectif et psychologique, que cette cohabitation prolongée menaçait clairement la survie de l’institution. L’ »agitation », au sens bernien, était alors à son comble. Un travail de plus de six mois au sein de la zone de leadership (dont faisaient partie naturellement les deux leaders concernés, mais aussi le Conseil d’administration) et d’une partie des membres a été nécessaire pour réunifier enfin le leadership autour du Directeur Général ; comme le postulait Berne, cela a naturellement impliqué « des changements limités dans le leadership » qui ont effectivement produit « de plus profonds effets » que tout autre renouvellement.
Cette vision systémique est d’ailleurs bien mise en lumière par Berne lorsqu’il indique que l’accès au leadership n’est pas tout et que  « c’est toujours une solution de facilité pour un psychiatre consultant en dynamique de groupes que de suggérer que le leader a besoin d’une psychothérapie personnelle, mais cela revient simplement à avouer qu’il a brûlé toutes ses munitions en ce qui concerne ses connaissances en dynamique des groupes ». Toutefois, en dehors de cette mention précise, Berne ne donne pas beaucoup d’indications sur le travail au sein même de la zone de  leadership.

Enfin, troisième conséquence,  Berne nous invite à une vigilance toute particulière aux points de contact entre la zone de leadership et la zone des membres. Il vise par là à réguler autant que faire se peut l’agitation toujours latente dans le cas d’un changement institué. Les notations de notre collègue Madeleine Laugeri sur le changement émergent et le changement programmé et les concepts de Lapassade sur l’«institué » et l’«instituant » sont ici d’une toute particulière pertinence et utilité. On pourrait même soutenir que dans bien des cas, l’analyste transactionnel est convoqué par l’organisation-cliente dans ce rôle de passeur entre la zone du leadership et la zone des membres. Cela implique naturellement qu’il soit aussi à l’aise dans l’une que dans l’autre.

Conclusion

Au total, Berne, comme souvent, aura ouvert des voies fructueuses. Sa croyance était que l’autorité s’incarnait dans un leadership unifié, mais son expérience le conduisait à constater que ce leadership était souvent divisé. Il se proposait d’agir en priorité sur l’imago que le leader avait du groupe ou de l’organisation, mais il reconnaissait que cette intervention portait avant tout sur le rôle et que l’intervenant ne saurait faire la thérapie du leader.
Il a bien décrit les organisations complexes (il faut dire qu’à cet égard l’hôpital ne manque pas de constituer un modèle de choix !), mais il n’en a pas tiré tourtes les conséquences systémiques, bien que sa connaissance des travaux de Bateson eût pu l’y autoriser.
 Ainsi, notre tâche d’analystes d’aujourd’hui consiste bien à ne pas transiger sur l’importance à accorder au leadership conformément à l’apport de Berne et à poursuivre son analyse au travers d’apports systémiques qui le complètent fort heureusement.